Souvenirs souvenirs... Bonjour Pharaon

Le soleil était à peine levé, éclairant à travers les volets les pièces décorées avec goût du palais, et déjà le grattement de la plume sur le papyrus se faisait entendre dans le bureau.
Malgré son visage légèrement tiré par la fatigue, ses cheveux en bataille, et plusieurs rides venant des soucis accumulés ces derniers jours, le Pharaon semblait en pleine forme, et lorsque les rayons de l'astre vinrent éclairer la pièce, ses cheveux rayonnèrent d'un éclat doré qui le rendait plutôt séduisant.
Mais tout dépend des goûts, bien évidemment, surtout qu'il est inutile de parler de cela.
Un bref coup frappé à la porte fit réagir le Pharaon, qui leva le nez de ses notes. On pouvait lire dans son regard un léger ennui, mêlé des inquiétudes qu'il nourrissait pour la situation à l'extrême sud de l'empire.

- Entrez.

Une jeune femme aux longs cheveux noirs, lisses comme un miroir et tout aussi brillants, pénétra dans la pièce. Ses parures dorées, son maintien fier et sa coiffure la désignait comme étant assez élevée dans la hiérarchie.
Il s'agissait en réalité de l'une des cousines du Pharaon, assignée aux affaires externes, comme préposée aux courriers importants.
Kellran savait donc que, si elle était ici, ce n'était pas pour une conversation amicale.

- Les escouades de la Légion Phénix ont pris la ville de Semura, mais elles subissent depuis trois jours un siège quasi constant. Devons-nous envoyer des renforts?

La ville de Semura... Située à l'embouchure d'une rivière, elle était nécessaire à l'installation tactique des troupes en Afrique Centrale. De plus, les revenus de la pêche semblaient non négligeables pour renforcer la puissance de l'Empire. Il ne fallait donc pas perdre la ville, et encore moins les hommes qui la défendaient si courageusement.
Attrapant une nouvelle feuille de papyrus, il écrivit l'ordre d'envoi de troupes supplémentaires à Semura. Quarante escouades armées pour les percées, composées de guerriers à l'expérience assurée.
Il tendit le papyrus à la jeune femme.

- D'après ce que je sais, ton mari combat dans l'une des escouades de la Légion Phénix. Dès qu'ils auront sécurisé la ville, lui et tous les autres recevront les honneurs qui leur sont dus, et pourront revenir ici pour se reposer.

La cousine ouvrit les yeux d'étonnement, puis s'inclina, cachant à grand peine la joie qui la tenaillait à cette idée. Kellran eut un sourire. Quoi de plus normal, après que ces valeureux soldats aient payé de leur sang la prise de la cité.


Deux heures plus tard, le souverain se promenait dans les couloirs du palais, habillé de ses éternels habits noirs dissimulés sous un manteau d'un blanc immaculé. Il portait en permanence ses katars accrochés à la ceinture, autant par mesure de sécurité que par l'attachement qu'il portait à ces armes.
Il s'arrêta devant l'une des fontaines, s'asseyant au bord et plongeant sa main dans l'eau claire et fraîche.
Il soupirait, accaparé par des souvenirs qui ne cessaient plus de l'assaillir lors de ses rêves, de ses moments de détente...

*Je suis un idiot...*

Emissaire du pharaon... Pendant plusieurs heures, il avait porté ce titre avec la fierté et l'amusement que cela procurait auprès de personnes qui ne connaissaient pas son titre réel.
Ou plutôt, auprès d'une personne, car il n'avait encore fait le coup qu'une seule fois.
Et, chose amusante, l'autre personne avait fait pareil, mais s'était faite démasquer avant.

*Alexandra...*

Il ferma les yeux, jouant aveuglément avec l'eau qui coulait entre ses doigts, sur sa paume. Il se souvenait de la promesse qu'il lui avait faite, celle de lui apprendre à nager. Mais il ne pourrait pas tenir cette promesse, du moins c'était ce qu'il croyait...
Se redressant, il fit quelques pas dans une allée bordée de roses rouges et noires. Il les avait faites importer et les fleurs, malgré le climat, s'étaient adaptées à l'environnement pour proliférer à volonté sur le sol soigné du palais. Bien entendu, ce n'était pas un sol sablonneux, mais bien un parterre fertile.
Il caressa les pétales des fleurs, voyant surgir dans son esprit d'autres images, d'autres paroles, d'autres souvenirs. Lorsque sa main s'était posée sur la joue de l'Impératrice, il avait brisé une relation naissante, une relation qui aurait pu devenir une belle amitié...

*Je suis un idiot...*

Deuxième fois qu'il se le disait aujourd'hui, sans compter tous les autres jours où il n'avait cessé d'y penser. C'était terrible et effrayant. Comment un homme tel que lui, avec son statut, pouvait sans cesse penser à une seule femme, femme qu'il ne reverrait sans doute jamais, ou dans des conditions bien différentes.
A cette pensée, son coeur se serra, comme tous les jours.

*Au nom d'Horus !! Je ne la connaissais que depuis quelques heures à peine !*

Mais malgré tout ce qu'il pouvait se dire, rien n'y faisait. Alors il se plongeait dans le travail, il s'occupait d'administratif, il voyageait beaucoup, il s'entraînait jusqu'à épuisement.
Après deux mois, il s'était renforcé encore. Il avait gagné en rapidité et en force, mais surtout il s'était familiarisé avec son épée bâtarde, ce qui le rendait terrible en mêlée. Malheureusement, son corps ne pouvait supporter longtemps une telle charge de travail, et il lui fallait alors prendre un repos qui se terminait irrémédiablement par la remontée des souvenirs.

- Pharaon?

La voix du garde le sortit de ses pensées, et il leva les yeux. C'était un soldat plutôt massif, capable de retourner un cheval par la seule force de ses bras. Sa peau bronzée contrastait avec ses cicatrices, blanches et rouges, qui balafraient son bras droit ainsi que ses pectoraux. Il portait une lance à large pointe, de laquelle pendait une bande de tissu rouge.

- Une femme vous demande.

Kellran sembla s'éveiller au mot "femme". Une fois de plus, l'image d'Alexandra surgit dans son esprit, mais il l'en sortit bien vite, sachant qu'une telle espérance serait vite déçue. Jetant un bref coup d'oeil à sa tenue, il acquiesça gravement et demanda:

- A-t-elle formulé une quelconque doléance? Comment s'appelle-t-elle?

Le soldat s'écarta pour laisser le passage à son souverain. La hampe de la lance cogna avec un bruit mat contre le sol, tandis qu'il suivait les pas du Pharaon, le précédant dans les couloirs du palais en direction de la sortie est.

- Elle n'a rien demandé, mais elle s'est présentée sous le nom d'Alexandra Sophitia Lelmilius.

Il fallut plusieurs secondes pour que le nom parvienne aux oreilles du jeune homme, et encore d'autres pour qu'elles pénètrent son esprit. Ils eurent le temps d'arriver en vue de l'entrée, une porte en fer à cheval sans battants, gardée par deux soldats dont l'un était celui qui accompagnait le souverain.
L'autre semblait surveiller la jeune femme avec suspicion.
Lorsque le regard de Kellran tomba sur l'Impératrice, son sang ne fit qu'un tour. Il inspira bruyamment et profondément.

*Ce n'est pas possible*

Mais si, c'était bien elle, et seule, sans gardes du corps pour la protéger. D'un coup, en voyant la magnifique tenue de la jeune femme, il eut comme l'espérance que c'était pour lui qu'elle s'était habillée comme ça.
Mais la chaleur moite d'Egypte devait plutôt être à l'origine de cet événement.
D'un geste de la main, il attira l'attention des gardes et demanda doucement:

- Laissez-nous.

Puis il marcha vers Alexandra, sans trop se presser, comme s'il n'y croyait pas encore.

D'après ce que Kellran pouvait constater, la jeune femme semblait, malgré sa tenue légère, souffrir grandement de la chaleur. Quoi de plus normal, même les égyptiens nés en Egypte pouvaient parfois ressentir la chaleur de leur pays d'origine comme un mal. La pensée qui traversa l'esprit du Pharaon fut la suivante:

*Invite-la à rentrer au palais, il y fait plus frais*

Mais il n'eut pas le temps de parler qu'Alexandra joua un petit manège qui étonna le souverain. Elle... s'inclinait?
Et en plus elle osait jouer devant lui le rôle d'une courtisane ayant des vues sur lui.
Il hésita entre amusement et énervement. Et hop, souvenir souvenir, il se rappela de leur petit jeu des émissaires, dans le village d'Espagne. Deux souverains, deux des êtres les plus puissants du monde, jouant aux simples émissaires pour éviter de dévoiler leur secret et obtenir des avantages.

- Wow...!

Durant le temps de son souvenir, la comédie fut finie et la jeune femme lui sauta carrément dessus pour le prendre dans ses bras. Il faillit en tomber à la renverse, mais réussit à garder l'équilibre.
Sa respiration se coupa, tandis que la jeune femme le traitait d'idiot.
Qu'est-ce que ca voulait dire? Qu'elle était en colère, ça bien sur. Mais aussi... qu'elle était triste qu'il soit parti?
Il ne savait que faire de ses mains. Une part de lui voulait les poser contre le dos de l'Impératrice, la serrer dans ses bras, et profiter de la revoir enfin.
Mais une autre voulait la repousser, pour éviter de commettre une nouvelle bêtise, dire qu'il valait mieux éviter...

- Je suis désolé...

Que choisirait-il? La première, ou la deuxième solution? Finalement, ses bras se refermèrent, et il serra Alexandra contre lui.

- Je suis désolé d'être parti...

Ca vous étonne? Non sans rire. Il lui fallut bien deux minutes pour se détacher de la jeune femme et la regarder dans les yeux. C'était... à la fois dur et pourtant si agréable. Il ne pouvait dire à quel point elle lui avait manqué, car cette notion dépassait de loin sa volonté.
Un sourire, si fin qu'il en était presque invisible, vint s'afficher sur son visage.

- Bienvenue en Egypte, Kanone. Veuillez entrer dans mon palais vous rafraîchir un moment, dit-il en s'écartant, son bras tendu vers le batiment.

Dès que la jeune femme prit les devants, Kellran la suivit et la guida vers l'un des couloirs du palais. Du coin de l'oeil, il remarqua les deux gardes et s'approcha d'eux. Les soldats se mirent au garde-à-vous, mais d'un geste il leur montra qu'ils pouvaient se détendre.

- Que l'un de vous dise dans tout le palais que je ne veux pas être dérangé. Une chambre doit être préparée à l'intention de notre invitée.
De plus, je veux que son nom soit effacé de votre mémoire à l'instant même. Personne ne doit savoir comment elle s'appelle.

Il leur adressa un sourire et les gardes sourirent en retour, puis ils s'inclinèrent. L'un d'eux disparut dans un couloir adjacent, l'autre retourna à son poste à l'entrée du palais. Revenant à hauteur de l'impératrice, il se plaça à ses côtés, juste à l'instant où elle parla de sa tenue.
Ainsi donc, elle avait vraiment fait tous ces efforts pour lui?
Pour un peu, le rouge serait monté aux joues du Pharaon. Il avait déjà vu plusieurs femmes faire un effort particulière de toilette pour lui plaire, mais venant de l'impératrice romaine en personne, c'était... comment dire... plus flatteur.
Mais il voyait aussi qu'elle jouait un jeu particulièrement subtil, peut-être pour le déstabiliser, ou simplement pour le faire rougir.
Aussi se prêta-t-il au jeu, et prenant la main de la jeune femme, il la fit tournoyer lentement.

- Je vous trouve tout simplement merveilleuse. Vous n'auriez pas du.

Jeu de mot particulièrement raffiné pour dire qu'elle n'avait pas besoin de cela pour être merveilleuse? Ou plutôt pour dire qu'il aurait mieux valu qu'elle évite d'être aussi belle? A vous de voir.
Lui se contenta d'affirmer sa phrase par un grand sourire comme il savait si bien les faire.

- Laissez-moi vous débarasser de votre manteau, dit-il en le prenant soigneusement des mains de la jeune femme.

Maintenant qu'elle était ici, dans son palais, il fallait montrer une courtoisie à la hauteur du rang de la jeune femme. Même si Kellran avait fait en sorte d'être le seul à connaître le véritable statut d'Alexandra, autant pour assurer à celle-ci une sécurité maximale ainsi qu'éviter les attroupements inutiles.
Il s'autorisa ensuite un rire, dû aux paroles de l'impératrice.

- Effectivement, le noir est à déconseiller lorsqu'on se balade sous le soleil d'Egypte. Cette teinte attire particulièrement les rayons du soleil.

Il ne lui apprenait sans doute rien en disant cela, mais que pouvait-il dire d'autre?
Guidant la jeune femme dans les couloirs du palais, ils débouchèrent sur une partie ouverte, à la manière romaine, avec une fontaine au centre et des allées couvertes délimitées par une série de colonnes rondes. Les jardiniers du palais avaient privilégié ici des plants de roses du désert, des fleurs célèbres de l'Empire Egyptien, autant pour leur beauté que pour leur résistance au climat chaud du pays.
Comme il l'avait espéré, peu de gens croisaient leur chemin, hormis quelques serviteurs affairés à leurs tâches quotidiennes.

- Que me vaut l'honneur de votre visite? demanda-t-il soudain, comme s'il ne savait pas pourquoi elle se trouvait ici.

Comme beaucoup de femmes, l'impératrice s'exclama rapidement sur la beauté des roses. Moins rouges que celles d'Europe, elles viraient plutôt sur une couleur bordeaux assez douce et poussiéreuse, qui impressionnait par une absence totale d'épines. Les fleurs compensaient cependant cette absence de défense par un enracinement profond et solide, qui les protégeait du fort vent du désert.
Peu d'hommes pouvaient se vanter de s'intéresser à ces fleurs, mais Kellran lui, les appréciait à leur juste valeur, car comme lui, les roses du désert étaient profondément enracinées à leur pays, et poussaient pourtant toujours plus loin leur envie de conquêtes.

- Bien entendu, je suppose que vous n'êtes pas venue ici pour parler de roses.

Il lui adressa un sourire qui disparut bien vite, à l'instant où elle s'approchait de lui pour lui murmurer à l'oreille des mots particulièrement encourageants.
Lui tirer les oreilles? Eh bien, la jeune femme pouvait se vanter d'avoir du culot, ce qui ne manqua pas de faire rire le Pharaon.
Mais la phrase suivante, elle, était plutôt de nature à le faire rougir, bien qu'elle n'ait pas tout à fait tort.

- Crois-tu vraiment que je m'intéresse à l'opinion des autres? chuchota-t-il.
- La plupart des femmes ne sont attirées que par le prestige et la gloire que mon rang leur procurerait. Qu'elles soient donc jalouses, de toute manière, elles n'ont pas leur mot à dire.

Il s'écarta et reprit sa marche, quittant le petit jardin pour plonger dans un couloir adjacent. Le manque de fenêtres obligeait l'usage de torches, changées régulièrement, ce qui donnait une impression un peu étouffante.
Heureusement, ils ne s'y attardèrent pas et aboutirent dans un vaste salon aux canapés de cuir brun. Fauteuils et couches à la romaine cotoyaient des canapés plus typiques, ainsi que des tables de bois brut importé des forêts du sud de l'empire. Les tapisseries représentaient des motifs typiquement égyptiens, couvrant les murs et remplaçant les hiéroglyphes antiques, bien que des parois en soient encore recouverts.
Trois serviteurs, dont une femme, s'affairaient à dépoussiérer ces tapisseries, et s'inclinèrent à l'arrivée du souverain.
L'un d'eux s'approcha, attendant les ordres qui ne tardèrent pas à tomber d'une voix douce.

- Combien de fois vous ai-je dit qu'il est inutile de les nettoyer tous les jours? Vous vous fatiguez pour rien.

Un sourire intimidé étira les lèvres du garçon. Il devait avoir à peine dix-sept ans, et était entré au service du Pharaon, poussé par l'envie de voir en vrai son souverain. C'était du moins ce que Kellran avait compris. Voilà pourquoi le rouge monta aux joues de l'adolescent lorsque le souverain posa une main sur son épaule.

- Tu pourrais nous apporter quelques rafraichissements? Cette jeune femme ici présente n'est pas encore acclimatée à la chaaleur égyptienne.
Et après, tu oublies les tapisseries, d'accord? Une fois tous les trois jours, c'est suffisant.

Le serviteur s'inclina, les oreilles écarlates, avant de sortir du salon.
Kellran hocha lentement de la tête, se retenant à grand peine de rire.
Il se tourna vers l'impératrice, et lui présenta un siège.

- Ils sont tellement motivés, que je dois presque les obliger à ne pas travailler. Ironique, non? Mais bref, asseyez-vous donc, vous devez être épuisée par votre voyage.

Il s'assit à son tour, ne cessant pas de fixer l'impératrice, un demi-sourire à peine masqué sur son visage. Que lui réservait-elle? Elle parlait de lui tirer les oreilles, mais Kellran se doutait qu'il devait s'attendre à bien pire, car la jeune femme avait soif d'une vengeance, c'était certain.

Kellran avait entendu plus qu'il n'avait vu l'étonnement de l'impératrice à la vue du salon. Pourtant, cette pièce n'était pas la plus belle du palais, loin de là.
En réalité, il n'y avait pas de plus belle pièce que la terrasse du palais d'Alexandrie, un vaste espace mi-couvert mi-découvert, de style purement égyptien, avec un terrain de verdure parfaitement entretenu donnant sur la partie couverte.
Celle-ci, dont le toit était soutenu par des arcs en fer à cheval, se trouvait parfaitement à l'abri du vent et de la pluie rare, et donnait immédiatement une impression de bien-être, renforcée par les couleurs chaudes qui y régnaient. Tapisseries, gravures, meubles, tables, tout permettait que l'on se sente directement à l'aise.
Malheureusement, ils n'étaient pas au palais d'Alexandrie, Kellran ne pourrait donc pas faire profiter à l'impératrice de cette pièce merveilleuse.
Les paroles de la jeune femme arrivèrent comme un coup de massue, le détournant de ses souvenirs d'enfant, lorsqu'il jouait sur cette terrasse en compagnie de sa mère et de Tespios.

- Intimidé moi? Non, absolument pas.

Il sourit, sachant très bien ce que l'impératrice entendait par là, et il savait aussi quoi répondre. Malgré toute l'envie de vengeance qu'elle pourrait avoir contre lui, ce qu'il avait fait était justifié.
Non pas qu'il ait mal pris la claque, au contraire, elle avait eu parfaitement raison, et c'était ce qui avait poussé Kellran à partir. Mieux valait s'éloigner le plus loin possible, pour éviter les histoires. Du temps avait passé depuis, et bien qu'une certaine gêne règne encore dans le coeur du pharaon, ce n'était plus qu'un sentiment diffus. Il savait qu'il ne ferait plus la même erreur, et rien que cette assurance le rassénérait.

- Après tout, je suis dans mon pays.

Les rafraichissements arrivèrent à point, car même le souverain commençait à souffrir de la chaleur qui se faisait plus lourde encore, à mesure qu'on approchait de midi. Le serviteur posa sur une table en bois deux cruches, l'une remplie d'eau, l'autre de vin de palme. Deux gobelets en métal suivirent, puis le garçon s'inclina en souriant et se retira.
Kellran désigna les cruches.

- Je m'excuse pour les récipients peu luxueux, je préfère boire dans ce genre de gobelet simple plutôt que dans des coupes en or ou en cristal.
Vous avez le choix entre de l'eau ou un vin typiquement égyptien.

Il jeta un coup d'oeil dans le couloir. Plus personne à l'horizon. Son sourire s'agrandit, et il prit la cruche de vin, la soulevant légèrement dans les airs comme pour dire "alors, je t'en sers?"

- Ca me rappelle le vin chaud qu'on a pris chez l'aubergiste, non?

Il ne fallut pas longtemps au pharaon pour comprendre que quelque chose n'allait pas.
Et ce quelque chose était sans aucun doute la chaleur. Aussi fut-il étonné de voir qu'elle refusait le vin. Haussant les épaules, il se dit qu'elle préférait ne pas en boire tant qu'il faisait si étouffant.
Il redemanderait quand le soir serait venu, car il voulait absolument lui faire goûter ce vin typiquement égyptien.
Après tout, les romains étaient les principaux consommateurs et vendeurs de vin dans le Monde, alors s'il pouvait ne fut-ce qu'attirer l'attention de l'impératrice sur une fabrication égyptienne, ce serait déjà une petite victoire.
Il voulait à tout prix honorer les artisans de son pays, en leur prouvant qu'ils fabricaient des chefs d'oeuvre. Alors, qui de mieux que l'impératrice romaine en personne pour juger?
Mais bref, oublions les questions de vins. Il posa la cruche contenant le liquide écarlate et prit celle d'eau, avec laquelle il versa la boisson dans le verre d'Alexandra.

- Bois, avant de te déshydrater. Tu n'aurais pas du venir ici, le climat est trop lourd pour des gens du nord.

Il poussa le verre vers la jeune femme et l'entendit qui citait son nom. Haussant un sourcil, il attendit la suite. Son visage disparaissait derrière la masse de cheveux blonds qui ruisselaient comme une rivière dans une chute d'eau. C'était à la fois attirant et un peu effrayant, car il n'avait jamais vu Alexandra comme ça.
La voix de la jeune femme aussi en disait long sur la difficulté qu'elle avait à parler. Elle toussait, et peinait à faire sortir les mots de sa bouche.
Quant enfin elle réussit à dire ce qu'elle voulait, les yeux du pharaon s'ouvrirent d'étonnement.
Encore une fois, il vérifia que personne ne se trouvait dans les parages.

- T'excuser? Mais... tu n'as aucune raison de le faire. Au contraire, ta réaction était plus que justifiée... je n'aurais jamais du... faire ce que j'ai fait.

Il se passa une main dans les cheveux, ce qui était toujours pour lui un signe de gêne. Finalement, elle avait réussi à l'intimider, et ce dans son propre palais. Comment pouvait-elle s'excuser alors que c'était lui le fautif? Elle était vraiment incroyable...
Bon, maintenant elle souriait, disant qu'elle voulait lui faire plaisir.
Le monde à l'envers...

- Eh bien, si tu veux vraiment me faire plaisir...

Il garda le silence quelques secondes, repensant à leur journée en Espagne. Qu'avait-il promis ce jour là?
Kellran sourit, et ses yeux étincelèrent au souvenir de sa promesse.
Mais oui, bien sur...

- Viens nager avec moi dans le bassin. Je te dois toujours une leçon de natation il me semble.

Leçon qui tomberait à point, avec la chaleur accablante.

Un pâle sourire apparut sur le visage du pharaon au mot "piéger". Ainsi, sa réputation était déjà bien ancrée dans l'esprit de la jeune femme.
Malheureusement pour ses soupçons, il avait décidé d'être gentil, pour une fois...
Même si, en son for intérieur, il lui aurait bien proposé de garder ses vêtements blancs pour nager. Il se souvenait parfaitement du plongeon dans la mer, quand elle avait découvert que ses habits ne cachaient plus vraiment son anatomie. C'était vraiment drôle à voir.
Mais il n'allait pas rappeler ça au bon souvenir de l'impératrice, car ç'aurait été lui manquer de respect.

- Mais non, mais non, je me dois d'être courtois avec mes invitées.

Il eut à peine le temps de finir sa phrase qu'effectivement, il devait faire preuve de courtoisie. En évitant à la jeune femme de tomber, terrassée par la chaleur. Le pharaon grimaça. En Espagne, la température était haute, mais il n'y faisait pas aussi lourd qu'en Egypte, sans compter qu'ils étaient vraiment proches de la mer. Ici, le palais se trouvait à plus de deux kilomètres du port, ce qui affaiblissait le vent maritime qui ne pouvait plus rafraichir l'atmosphère. En fait, le climat égyptien avait déjà permis de remporter pas mal de batailles, car il affaiblissait les soldats venus d'Europe.
Surtout les Nordiques, qui résistaient bien au froid, mais mouraient vite sous un soleil accablant.

- Tout ça pour venir voir un pauvre pharaon, hein? Ta soif de vengeance devait vraiment être très forte.

Lorsqu'elle se remit sur pied, Kellran ne la lâcha pas des yeux. A voir son état, il fallait d'urgence qu'elle se rafraichisse. Il secoua la tête en soupirant.
Méritait-il vraiment qu'elle subisse ça juste pour lui parler? Bon, elle ne s'était pas encore vengée, ce qui ne devrait sans doute plus tarder. Mais elle était là pour lui, et ça il n'était pas certain de le mériter.
Aussi, comme tout hôte distingué qu'il était, il décida de ne pas laisser cette pauvre impératrice se fatiguer plus qu'elle ne l'était déjà.
Il s'abaissa, passa une main derrière les genoux de la jeune femme, l'autre calé dans son dos. Et hop, d'un geste, il souleva Alexandra de terre.
Ils ressemblaient à deux jeunes mariés, lorsque le marié prend sa promise dans ses bras pour l'amener dans la chambre nuptiale...

*Je préfère oublier de suite cette comparaison...*

Et il prit la direction du bassin, sourd aux protestations que la jeune femme ne tarderait pas à clamer. Au lieu de cela, un sourire lui vint quand elle parla de noir. Elle n'en avait pas, c'était bien dommage.
Il mourrait d'envie de lui dire qu'elle n'avait plus qu'à se baigner, habillée de blanc. C'aurait été attirer direct les foudres de l'impératrice sur lui.
Et puis, il avait prévu le coup.

- Ne t'inquiète pas. Je n'aimerais pas que tout le palais profite d'un spectacle comme celui auquel j'ai eu droit en Espagne.

Le bassin n'était plus qu'à une dizaine de mètres, mais Kellran déposa l'impératrice devant une porte couverte d'un tissu bordeau. Il désigna le passage et expliqua:

- Tu peux aller te changer dans cette pièce. Il y a tout ce qu'il faut pour te baigner, et bien entendu, rien n'est blanc, sauf les serviettes pour se sécher.

Il se retint de rire, et détourna le regard vers le bassin. On pouvait voir de loin les eaux miroitantes reflétant la lumière du soleil. Malgré ce qu'il y paraissait, il était assez profond pour qu'on s'y enfonce jusqu'à la taille, et même plus. Le sol était en pente, ce qui rendait le bassin encore plus profond à certains endroits. Un escalier permettait d'y entrer dans la partie la moins profonde.

- Quand tu te seras changée, rejoins le bassin. Si je ne suis pas encore dedans, ne m'attends surtout pas. Je pense que te baigner te fera du bien.

Il inclina légèrement la tête, ses yeux étincelant d'amusement. La phrase "à moins que tu préfères que je te porte dans tout le palais" frôlait ses lèvres, voulant à tout prix sortir. Mais Kellran la retint et se contenta de tirer le rideau bordeau.

- Si mademoiselle veut bien se donner la peine?

Après que la jeune femme ait pénétré dans la pièce, Kellran rabaissa le rideau et se dirigea vers le bord du bassin.
Il plongea la main dans l'eau, vérifiant la température, et se releva, satisfait.
Elle était tiède, idéale donc pour se baigner. Bien qu'un petit bain frais pouvait être aussi agréable.

*Espérons qu'elle apprécie*

Il s'assit au bord du bassin, enleva ses sandales et plongea ses pieds engourdis dans l'eau. Il y avait une semaine à peine qu'il était revenu d'une chevauchée harassante à travers le désert, à la poursuite de prêtres de Seth qui s'étaient introduits dans le palais, dans le but quasi certain de le tuer lui, le Pharaon.

*Ils avaient bien failli réussir ce jour-là*

Haussant les épaules, Kellran effaça ce souvenir de sa mémoire. Les grands souverains se faisaient souvent d'ennemis, c'était ce que disait Tespios.
Après quelques minutes de réflexion, et voyant que l'impératrice n'était toujours pas arrivée, le souverain en profita pour aller se préparer.
Il pénétra dans une autre pièce, semblable à celle où Alexandra se changeait, mais dont les "maillots" étaient taillés pour les hommes.
Enlevant ses habits, il entoura sa taille d'un bandeau de cuir souple, assez large pour recouvrir son bas-ventre jusqu'à mi-genoux.
Il maintint le tout avec trois aiguilles de métal légèrement arrondies.
Satisfait, il ressortit. Alexandra ne semblait toujours pas là.

*Mais qu'est-ce qu'elle fait?*

Puis il remarqua la broche et le ruban, au bord du bassin. C'était des affaires à l'impératrice. Souriant, Kellran comprit qu'elle avait plongé la tête dans l'eau. Il aurait pu lui faire un tour, voir où elle était et plonger juste devant elle, mais il préféra éviter. A la place, il revint s'asseoir à la même place, replongeant ses pieds dans l'eau en attendant que la jeune femme refasse surface.

*Elle doit se sentir mieux maintenant*

Il grimaça alors. Une douleur légèrement perçante avait traversé son torse, venant sans doute de la cicatrice qui le parcourait. Il posa une main sur son ventre, fermant les yeux. Depuis un an, il sentait parfois ces douleurs, lui rappelant de mauvais souvenirs. Elles se faisaient de plus en plus fortes, sans qu'il sache pourquoi. Et il ne voulait pas faire appel aux médecins, sans non plus savoir pourquoi...

Kellran sourit à la vue de l'impératrice, lorsqu'elle refit surface.
Il eut le temps de cacher la douleur, et surtout il ne regretta pas de s'être assis en face, car lorsqu'il la vit rougir, ce fut un spectacle amusant à souhait.
Pourquoi un tel étonnement à sa vue? Après tout, il était ici chez lui, et il avait bien précisé qu'ils se baigneraient ensemble, non?

*Comment je pourrais lui donner des cours de natation si je ne suis pas avec elle, voyons...*

En plus, elle osait lui demander s'il était là depuis longtemps. Le Pharaon haussa un sourcil étonné. Pourquoi une telle question? Avait-elle fait quelque chose pendant qu'il n'était pas là? Il secoua légèrement la tête, en signe de dénégation. Un sourire contrit s'afficha.

- Non, je viens juste d'arriver. Pourquoi? Ma présence vous gênerait-elle, très chère impératrice?

Il éclata de rire, aspergant légèrement la jeune femme d'une main. Tiens, voilà qui lui rappelait de nouveaux souvenirs d'Espagne. Etonnant, non?
Mais bref, il était ici pour se baigner, pas pour laver ses doigts de pied.
Se levant, il regarda Alexandra avec amusement.

- Si j'étais toi, je prendrais ma respiration.

Il sourit jusqu'aux oreilles, s'écarta un peu, puis courut et sauta dans l'eau.
Effet physique, appelée la "bombe", il souleva des gerbes d'eau qui éclaboussèrent tout ce qui trouvait aux alentours du point d'impact, impératrice compris.
Revenu à la surface, Kellran secoua la tête, et ramena ses cheveux vers l'arrière, pour éviter qu'ils ne se collent sur ses paupières. Il cracha un peu d'eau, avalée par mégarde, puis se mit à nager autour de la jeune femme.

- Prête pour votre leçon de natation belle dame?

- Ne t'inquiète pas, je préfère te torturer lentement.

Il afficha un sourire qui en disait long. Bien entendu, il rigolait lui aussi, pas de quoi en faire un fromage direct. Mais bon, l'heure n'était plus à la plaisanterie.
Prenant un air à la fois sérieux et un peu pincé, comme certains philosphes grecs étaient représentés en statues, il imitait les enseignants tirés à quatre épingles, forts de leur savoir et de leur sagesse qui, bien qu'impressionnante, ne les aiderait pas sur un champ de bataille.
Kellran respectait les savants, c'était certain. Sans eux, l'Egypte ne serait pas ce qu'elle était aujourd'hui. Mais leurs expressions faisaient toujours rire le souverain, qui n'intégrait pas toujours la science comme étant une vraie voie de la raison.
Mais bref, retour au cours. Le Pharaon tendit les mains, posant les pieds sur le sol du bassin.

- Prends mes mains. Après tu te laisses flotter et tu bats des pieds.

C'était le meilleur moyen pour apprendre les gestes de la nage sans couler.
Il fallait soit être accompagné, soit s'aider d'un bord sayant. Et, on s'en doute, Kellran préférait de loin prendre la place du bord sayant pour ce travail.
Lui n'avait pas eu cette chance. C'était son père qui lui avait appris à nager, un jour où il avait décidé de voir sa progéniture...
Il avait balancé le pauvre enfant dans l'eau, et lui avait ordonné de loin les gestes à faire. Méthode effrayante, mais terriblement efficace, qui faisait fonctionner à 100% l'instinct de survie.
Depuis, le Pharaon était devenu un excellent nageur, doué d'un professeur assez compréhensif.

- Il faut que tu te maintiennes hors de l'eau le plus longtemps possible. Ne t'inquiète pas, je suis là pour te soutenir.

Les yeux du Pharaon pétillèrent de joie. Elle ne s'en sortait pas si mal pour une première fois, et en plus, elle lui faisait entièrement confiance, ce qui pour le jeune homme était une nouvelle aussi rassurante que source de bonheur.
Elle avait osé faire ce qu'il avait dit, alors qu'il aurait très bien compris qu'elle n'ose pas.
Il sourit lorsqu'elle posa sa question. Lui-même avait mis un certain temps pour comprendre ce que le savant lui avait expliqué sur le sujet.
D'après son souvenir, l'homme de science s'appelait...

*Voyons voir...*

Ah oui ! Il s'appelait Imhotep. Imhotep lui avait enseigné que l'eau possédait une certaine densité capable de supporter le corps d'un humain et de repousser le poids de celui-ci, l'arrachant ainsi à l'attraction terrestre.
Il avait mis du temps à cautionner cet état de fait, ne comprenant pas comment c'était possible. Mais le savant avait fini par lui faire intégrer cette idée, et depuis il n'avait pas oublié la notion de densité.

- En fait, l'eau nous empêche de tomber. Elle repousse notre corps et ralentit nos chutes, ce qui permet de se maintenir à la surface avec les mouvements adéquats.

Il leva les yeux vers le ciel, trouvant de nouveau cette idée un peu stupide et illogique. Mais après tout, rien d'autre ne pouvait expliquer qu'on puisse nager, à part cette théorie.
Lorsqu'il reporta son attention sur Alexandra, celle-ci commençait à couler, et ce qui devait arriver arriva.
Elle perdit sa concentration, plongea la tête la première dans l'eau.
Kellran eut un petit stress. C'était idiot, vu que le bassin n'était ni profond, et qu'il était tout prêt, mais malgré tout il eut peur et attrappa bien vite Alexandra pour la remonter.

~ Argh... Kof kof kof! J'ai aval... Kof... de l'eau. ~

Bon... après avoir stressé comme une maman pour son enfant, c'était sans doute inapproprié, mais Kellran éclata de rire. La situation était si... absurde qu'il ne pouvait s'en empêcher.
Et bien entendu, il fallait s'attendre à ce qu'il taquine l'impératrice sur le sujet. Il attendit qu'elle ait fini de s'étouffer, sans lui lâcher la main.
Il profitait de la situation? Oui, peut-être.

- Vous savez très chère, si vous vouliez un plus grand verre d'eau, il suffisait de le dire. Pas besoin de boire tout le bassin.

Un grand sourire gamin s'afficha sur son visage. Jamais parti très longtemps celui-là. Il attendit un peu que sa phrase fasse son effet, puis continua:

- De plus, si vous vous étiez noyée, j'aurais été le seul dans les environs capable de vous faire du bouche-à-bouche.